La constitutionnalisation de l’état d’urgence, une triple défaite pour notre démocratie

Zu Gast am Land

La Chambre des députés peine depuis des années à procéder à une révision d’ensemble de notre Constitution, afin d’en adapter le texte, largement archaïque, aux exigences démocratiques, sociales et écologiques du XXIe siècle. Il aura fallu moins d’un an et demi aux députés de la majorité, avec la complicité d’abord hésitante puis assumée du CSV, pour introduire dans notre loi fondamentale une disposition permettant à l’exécutif d’étendre considérablement ses pouvoirs à la suite d’événements imprévus – en particulier, d’un éventuel attentat terroriste.

Or l’instauration d’un tel état d’exception national, tel que prévue par la nouvelle version de l’article 32, paragraphe 4, de la Constitution, constitue une triple défaite pour notre État de droit et nos institutions démocratiques.

Celle-ci réside, tout d’abord, dans le texte même de la révision. Les auteurs de l’article 32, paragraphe 4, ont souligné l’inclusion de nombreux garde-fous dans celui-ci. Or ceux-ci sont largement redondants : en particulier, le principe de proportionnalité, ainsi que le respect dû aux normes constitutionnelles et conventionnelles s’applique de toute façon à chaque fois qu’une liberté fondamentale est en jeu. En réalité, l’impact négatif de la nouvelle disposition constitutionnelle réside dans le principe même de son contenu : désormais, à travers sa Constitution, notre pays rejoint le groupe des États qui, comme la France de la Ve République ou l’Allemagne de Weimar, ont mis à mal la séparation des pouvoirs en permettant à l’exécutif de légiférer par la voie réglementaire, lorsqu’il estime cela nécessaire. Historiquement, ce genre de blanc-seing a eu tendance à favoriser les abus de la part du pouvoir exécutif – ce qui est précisément la raison pour laquelle la Constitution allemande d’aujourd’hui n’en comprend toujours pas, en dépit du contexte sécuritaire actuel.

La deuxième défaite de notre démocratie réside dans la manière dont ce texte a pu voir le jour. Fruit d’une réaction précipitée de certains responsables politiques aux attentats parisiens du 13 novembre 2015, l’idée d’une constitutionnalisation de l’état d’urgence aurait pu être jugée superflue et abandonnée à de nombreuses occasions : lorsque de nombreux juristes et autres acteurs de la société civile, toutes tendances politiques confondues, en soulignèrent les possibles dangers ; lorsqu’aucun membre de la coalition ni du CSV ne vola publiquement au secours de l’auteur officiel de la proposition, M. Alex Bodry ; lorsque le Conseil d’État, dans son premier avis, en fit une critique cinglante. Rien n’y fit : contre vents et marées, la proposition fut maintenue. Le Parlement démontra, une fois de plus, son incapacité à jouer son rôle de contrepoids à l’égard de l’exécutif.

La constitutionnalisation de l’état d’urgence renferme en son sein une troisième défaite pour la démocratie dont on ne peut qu’espérer qu’elle ne se matérialise jamais. Celle-ci réside dans la manière dont l’existence même d’un état d’urgence doit nécessairement conduire à une surenchère sécuritaire en cas d’attentat, même de faible ampleur : les responsables politiques qui refuseront d’utiliser cet outil risquent en effet de passer pour de dangereux laxistes. Le Bommeleeër en rêvait, la majorité actuelle et le CSV l’ont réalisé : désormais, il suffit d’organiser un attentat pour obtenir, presque mécaniquement, la suspension de la séparation des pouvoirs.

Carole Thoma, co-porte-parole, déi Lénk

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