L’adoption d’une constitution révisée, a fortiori d’une « nouvelle constitution », n’est pas un acte législatif comme un autre, et moins que jamais au moment où le pays est secoué par une profonde crise politique et institutionnelle, dans un contexte européen et mondial de crises économiques, sociales et écologiques. Le choix d’une constitution a été historiquement et doit être un choix de société, qui nécessite un large débat public, incluant activement toute la « société civile ». Le projet dans sa forme actuelle ne répond pas aux défis d’un véritable renouvellement démocratique et social de notre pays. Des avis comme celui de la Chambre des Salariés et de la Commission Consultative des Droits de l’Homme, de même que les commentaires de certains spécialistes du droit constitutionnel ont déjà soulevé ces insuffisances. En plus, le projet est dépassé par la crise institutionnelle actuelle, car il n’apporte guère de réponse aux questions que cette crise soulève. Les graves dérives au sein d’institutions publiques comme le SREL, le mépris de la liberté citoyenne révélée par l’espionnage politique, les glissements dans la séparation des pouvoirs (intimidation de la justice, interventions douteuses dans la rédaction de textes législatifs…), le mépris affiché à l’égard du pouvoir législatif qui se laisse faire, la mise en cause de la liberté de presse, tout cela exige une très sérieuse réflexion sur les garanties constitutionnelles de l’Etat de droit. L’Etat social qui a émergé au 20e siècle n’a pas vraiment trouvé son expression dans une constitution encore fortement marquée par la conquête de certaines libertés publiques au 19e siècle. L’exercice de ces libertés par toute la population, l’égalité qui fonde la démocratie exige des droits sociaux forts. Le projet de révision – en l’état actuel – ne répond guère à ce défi non plus. La menace croissante qui pèse aujourd’hui sur ces droits sociaux exigerait une affirmation bien plus forte et précise de leur valeur constitutionnelle. Il n’est pas acceptable qu’un projet élaboré en commission soit simplement soumis pour oui ou non à la Chambre des Députés ni même à un référendum. Un large débat public, pluriel et contradictoire, sur les questions constitutionnelles essentielles, ouvert aux nouvelles propositions, devrait précéder une consultation populaire.
De la démocratie parlementaire
La grave crise institutionnelle que nous vivons est une crise du fonctionnement démocratique de l’Etat. Le Parlement est mené par le bout du nez par un Gouvernement qu’il est un principe appelé à contrôler au nom de la souveraineté populaire. On a vu cela lors des récentes “affaires politiques” (Léiwing-Wickring, Cargolux, Bommeleeër, SREL) où les ministres compétents ont systématiquement essayé de cacher une pratique gouvernementale et administrative clandestine, clientéliste, partiellement illégale et criminelle. Le Gouvernement est miné par le pouvoir qui corrompt, s’il est trop longtemps exercé. Le Parlement, trop inféodé au pouvoir, n’a joué son rôle qu’avec réticence et beaucoup trop de ménagement, poussé en partie par la presse et par une justice qui ont joué leur rôle. La réponse du CSV a toujours consisté en des menaces vis-à-vis de ceux (presse et députés) qui ont violé ou risquent de violer le “secret d’Etat”, ce système répressif destiné dans tous les pays à voiler et à protéger les intérêts des puissants et des riches … et des politiciens sous leur influence. Il est temps de passer à plus de démocratie! Nous avons besoin d’une Constitution qui garantisse la souveraineté populaire en refondant la démocratie parlementaire autour des principes de droit suivants: Nous avons besoin d’un véritable débat démocratique équilibré dans le pays sur base d’un accès à toutes les sources. “Les traités secrets sont abolis”, ce principe révolutionnaire de l’article 37 de la Constitution actuelle, qu’on veut actuellement biffer, doit être étendu à toutes les affaires publiques. Le Service secret doit être aboli car il est incontrôlable et ne peut que conduire à des dérives. De même nous exigeons la fin du secret fiscal, les rouages de l’accaparation des richesses doivent être mis à nu. Nous avons besoin d’une législation sur les sondages qui prévoit la transparence pour tous les paramètres. Nous avons besoin d’une presse libre qui ne soit pas dominée par les intérêts économiques privés. Nous avons besoin de possibilités plus fréquentes d’exercer une démocratie directe (référendum, initiative législative en principe prévue dans le texte de réforme constitutionnelle…). Nous avons besoin d’un Parlement qui, vraiment représentatif, devienne effectivement le premier pouvoir dans le pays. Il est ridicule et déshonorant que le Chapitre “Du Grand-Duc” précède le chapitre “De la Chambre des Députés” dans le projet de constitution. Il est inacceptable que le principe de dissolution du Parlement par le monarque subsiste dans ce même projet. Nous voulons changer cela et aussi renforcer le pouvoir d’enquête du parlement. Une commission d’enquête ne doit pas seulement pouvoir être mise en place par une minorité de députés (ce qui est en principe prévu dans le projet de constitution pour un tiers des députés), mais les minorités doivent pouvoir décider de mesures d’investigation dans cette commission sinon il n’y a pas de véritable possibilité de contrôle de l’exécutif. Nous avons besoin de députés et de ministres qui se soumettent à des règles de transparence quant à leurs intérêts privés. Nous n’avons pas besoin de politiciens carriéristes, mais d’hommes et de femmes politiques qui acceptent la limitation et le non-cumul des mandats. Nous pensons que deux mandats devraient suffire pour les ministres. Nous avons finalement besoin d’un véritable contrôle de la constitutionalité des lois, digne d’un Etat de droit. Non pas un contrôle a priori des lois dans un but plus politique que juridique comme par le Conseil d’Etat actuel, que nous voulons remplacer, mais une véritable Cour constitutionnelle qui puisse être chargée par une minorité de députés du Contrôle de constitutionnalité après le vote d’une loi et avant sa mise en vigueur.
Des élections
Le fait que 44% de la population résidente ne possède pas le droit de vote et que la Chambre des Députés ne soit par conséquent élue que par 56% des habitants du pays est certainement l’élément le plus déterminant d’une véritable crise de la représentation démocratique. Certes, le texte constitutionnel actuel de la commission parlementaire prévoit la possibilité qu’à l’avenir une loi puisse ”accorder la qualité d’électeur à des personnes n’ayant pas la nationalité luxembourgeoise”, mais il n’y a aucune volonté politique pour changer prochainement la situation. Un autre élément est constitué par le choix politique réduit des électeurs des circonscriptions du Nord et de l’Est par des seuils de 10% et 12,5% pour chaque siège, alors que les seuils pour les habitants du Sud et du Centre sont de respectivement 4,2% et 4,5%. Rien que ces deux principes favorisent le conservatisme politique et constituent donc des piliers de l’ ”Etat CSV”. Nous sommes pour un véritable renouveau démocratique dans la Constitution par une extension de la représentativité politique de la Chambre des Députés 1) par le droit de vote actif et passif pour tous les habitants, 2) par des listes nationales à élire dans tout le pays et 3) par le droit de vote accordé aux jeunes à partir de 16 ans. Il nous faut un vrai débat, approfondi, contradictoire sur la politique européenne. C’est pourquoi non seulement les dates des élections nationales et européennes doivent être séparées, mais les partis et leurs candidat/e/s pour le Parlement européen doivent préciser clairement leur engagement et leur programme au niveau européen, et une fois élu/es rendre compte régulièrement et publiquement de leurs travaux et de leurs prises de position dans les commissions et au plénum du PE.
Des droits sociaux
Nous avons besoin d’une réelle avancée dans les droits sociaux. Les droits sociaux, de plus en plus menacés par les pouvoirs économiques, sont insuffisamment protégés, alors qu’ils devraient être significativement étendus. L’Etat social émergeant au 20e siècle qui n’a pas vraiment trouvé l’expression constitutionnelle forte qu’il aurait méritée. A l’instar, par exemple, de la Constitution française, l’Etat social devrait être inscrit parmi les attributs essentiels de l’Etat – par exemple dès l’article 1er du projet de constitution. Mais cela n’est pas suffisant. Il faudrait au moins définir le terme par référence à une plus grande justice sociale et l’atténuation des inégalités sociales et socio-culturelles comme l’une des missions essentielles de la puissance publique. Car l’Etat social et les droits y rattachés sont aujourd’hui menacés dans leurs fondements même par la mondialisation néolibérale autant que par l’orientation de la construction européenne. Le droit mondial est essentiellement un droit de la concurrence, non un droit social. Même les instituions internationales créées sous l’égide le l’ONU, comme la Banque mondiale, ont contribué à mettre en cause les droits les plus fondamentaux. Les modestes droits inscrits dans la constitution actuelle sont ainsi affaiblis par cette mondialisation et par le dogme de la libre concurrence, confirmée pas des arrêts inquiétants de la Cour de Justice européenne. « La justice sociale face au marché total » (Alain Supiot, L’Esprit de Philadelphie) est manifestement menacée. La nouvelle constitution devrait contenir une forte affirmation des droits sociaux comme droits fondamentaux garantissant la dignité humaine dont le contenu doit faire l’objet d’un large débat public, auquel toutes et tous puissent participer. La CCDH cite le juriste J. Fierens : « Telle est en définitive la condition de validité de la notion de dignité humaine en droit : que tous puissent intervenir dans le débat public qui définit son contenu. » Dans leurs avis respectifs, la Chambre des Salariés et la Commission Consultative des Droits de l’Homme ont regretté le manque d’ambition du projet de constitution dans ce domaine, et proposé des modifications concrètes, inspirées notamment des Conventions et Chartes européennes et des Pactes internationaux. La CCDH cite le professeur A. Seifert : A l’égard des droits des travailleurs, « la proposition de révision constitutionnelle rate la chance d’une modernisation des droits sociaux déjà garantis par la Constitution luxembourgeoise ». Si cette constatation se rapporte à la première version du projet de révision (Doc. Parlementaire 6030), elle n’est pas démentie par les modifications proposées par après. Ainsi, les droits à la sécurité sociale, à la santé, à l’accès aux services publics, à un emploi décent et rémunérateur, au temps libre, au logement décent, à la grève, à la démocratie économique et autres devraient être plus fortement affirmés comme droits fondamentaux, même si leur exercice doit être réglé par la loi. Une disposition comme celle de l’Art. 37 – « La sécurité sociale, la protection de la santé et les droits des travailleurs sont réglés par la loi quant à leur principe » – est insuffisante, car elle ne définit aucun principe de droit. Comment une Cour pourrait-elle juger, sur la base d’un tel article, de la constitutionnalité d’une loi sur la sécurité sociale, même si elle prévoyait une privatisation totale ? Le principe du droit de grève doit être garanti plus fortement que par la formule : « la loi organise le droit de grève » (Art. 28). Il devrait être reconnu comme un droit fondamental, selon la proposition de la Chambre des Salariés comme « un moyen légitime pour promouvoir et défendre les intérêts économiques et sociaux des travailleurs. » La démocratie économique exigerait le droit des travailleurs et de leurs représentations syndicales au contrôle et à la participation dans la gestion des entreprises, sur les conditions de travail, notamment, mais aussi sur les orientations stratégiques. Ni la « liberté de commerce » (Art. 38), ni le droit de propriété (Art. 39) ne sauraient s’opposer à ce principe de la démocratie sur le lieu du travail. Les droits sociaux – comme par exemple le droit au logement (Art. 44) – devraient avoir la même valeur juridique que le droit de propriété (Art. 39). La « clause transversale » (Art. 40) devrait aussi s’appliquer aux droits sociaux.
Des libertés publiques
Nous avons besoin d’une protection plus efficace des libertés publiques. Le scandale du Service de renseignement, son espionnage systématique d’opinion montre que les droits et libertés des citoyen/nes ne sont pas suffisamment protégés contre l’immixtion de l’Etat et la surveillance par ses administrations. Le contrôle parlementaire instauré par la loi de 2004 s’est avéré inefficace. Nous aurions donc besoin de nouvelles formes et procédures de contrôle démocratique de la puissance publique. Il faudrait inscrire dans la nouvelle constitution l’interdiction explicite de toute forme de surveillance et d’observation des opinions, convictions et engagements politiques, philosophiques etc. des citoyen/nes. Ni donc au niveau national, ni au niveau international (affaire ‘Prism’ etc.), ni « l’inviolabilité (des) communications » (Art. 30) ni « la protection des données » (Art.31) ne sont suffisamment protégées. Le projet prévoit la possibilité de restrictions par une loi. La « clause transversale » protégera-t-elle suffisamment ces droits essentiels ? Ne faudrait-il pas aussi prévoir explicitement la possibilité de poursuites judiciaires au-delà du niveau national ? L’article 16 (2) sur la non-discrimination est trop vague, à peine compréhensible : que faut-il entendre par « sa situation » ou des « circonstances personnelles » ?
De la clause transversale
(Art. 40) Conformément à certaines recommandations, notamment de la Commission de Venise, le projet contient une « clause transversale » (Art. 40) qui définit les conditions générales à respecter pour « toute limitation de l’exercice des droits fondamentaux… ». Or, au risque d’une insécurité juridique, cette clause devrait faire la différence entre les droits intangibles, qui excluent toute limitation, et des droit ou libertés susceptibles de restrictions par la loi. Il faut d’ailleurs se poser la question si de telles lois touchant à ces principes constitutionnels ne devraient pas être votées à majorité qualifiée. La référence à des « objectifs d’intérêt général » est vague et sujette à des interprétations fort différentes. En tout cas, cette clause transversale doit s’appliquer aussi aux droits sociaux – renforcés !
Du droit supérieur
Nous avons besoin d’un débat approfondi au niveau national et au niveau européen sur la valeur des dispositions constitutionnelles par rapport au droit européen. Le droit international prime le droit national, voire le droit constitutionnel. Cela n’est pas nouveau – et d’ailleurs souvent fort salutaire quand il s’agit de la protection des droits de l’homme. Ainsi, les arrêts de la Cour Européenne des Droits de l’homme ont sans doute contribué à une meilleure protection de ces droits. D’ailleurs, les conventions internationales dans ce domaine n’interdisent jamais – et recommandent parfois – une protection plus forte au niveau national – ce qui serait souvent souhaitable. Autrement problématique est la suprématie du droit européen, qui prescrit une orientation économique (notamment le principe de libre concurrence) qui peut, voire doit entrer en conflit avec des droits sociaux au détriment de ces derniers. Certains arrêts de la Cour de Justice Européenne ont confirmé une évolution inquiétante, par exemple concernant le droit de grève (arrêts Laval et Viking). Or, dans le projet de constitution, la relation entre la souveraineté démocratique au niveau national et au niveau européen n’est pas vraiment réfléchie. Selon l’article 5, le Luxembourg « participe à l’intégration européenne » et « L’exercice des pouvoirs de l’Etat peut être transféré à l’Union européenne et à des instituions internationales par une loi adoptée à la majorité qualifiée ». Il faudrait au moins préciser qu’une telle « intégration » et un tel « transfert » soient soumis à la condition explicite qu’ils soient compatibles avec les principes constitutionnels nationaux – dûment renforcés.
De la monarchie
Nous avons besoin d’une démocratie sans aucun pouvoir législatif ou exécutif soustrait aux procédures démocratiques. Dans l’hypothèse du maintien de la « monarchie », le Grand-Duc / la Grande-Duchesse ne saurait donc avoir plus qu’une fonction symbolique sans aucun pouvoir. Il va de soi que le régime républicain serait la conséquence logique d’une « modernisation » de nos institutions. Un régime présidentiel fort – notamment par l’élection directe d’un/e président/e sur un programme (comme en France) – soulève d’autres graves problèmes de démocratie. D’ailleurs on peut se poser la question de la nécessité d’un « Chef de l’Etat » réellement ou symboliquement au-dessus des assemblées élues, et tous les Etats n’en ont d’ailleurs pas, certains ont un système de rotation… Une solution modérée serait un « président » à pure fonction symbolique, choisi et révocable par une majorité qualifiée de la Chambre, voire par consensus, et sans la dénomination « Chef de l’Etat ».
De la laïcité
Nous avons besoin d’un Etat parfaitement neutre par rapport aux convictions philosophiques et religieuses. Par principe, un Etat démocratique doit se refuser toute ingérence, toute discrimination positive ou négative, à l’égard des convictions ou adhésions philosophiques et/ou religieuses des citoyen/nes. Le soutien financier de l’Eglise catholique par l’Etat luxembourgeois n’est pas compatible avec ce principe. Un soutien modeste à d’autres communautés religieuses – que ce soit par conventionnement ou par d’autres techniques – ne résout pas cette contradiction. La neutralité de l’Etat implique qu’il s’abstient d’une façon générale de tels soutiens. Mais il ne suffira pas de retirer de la Constitution les quelques articles qui se rapportent au ministres des cultes ou au conventionnement, car cela n’empêcherait pas, bien évidemment, la conclusion de telles conventions (ou autres accords) par le gouvernement ou la Chambre des Députés. Dès l’article 1er, il faudra
Conférence de presse Crise de l’Etat et Constitution quel Etat pour demain